LE DERNIER HOMME FIAT
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Il se réveille chaque matin au son d’une notification. Pas une alarme, non : une vibration discrète, une caresse digitale. L’écran s’allume avant ses yeux. La lumière bleue lui rappelle qu’il existe. Il ne sait plus très bien quand il a cessé de se lever par lui-même. Il obéit à l’écran comme on obéit à une autorité invisible. Son téléphone lui dit l’heure, la météo, le trafic, la bourse. Il n’a pas besoin de penser, il a besoin de défiler.
Son compte bancaire clignote dans un coin. Il n’a plus de cash depuis longtemps. La monnaie physique le met mal à l’aise. Trop réel, trop risqué. Il préfère la promesse abstraite des chiffres sur un écran. Tout est propre, fluide, sans frottement. Un geste du poignet, un bip, et la transaction est validée. Il se sent libre. Libre comme un oiseau qui ne remarque pas les barreaux de sa cage.
Le dernier homme fiat n’a jamais connu autre chose. Il croit vivre dans la modernité, alors qu’il survit dans une dépendance assistée. Il ne possède rien, mais il s’en félicite. Il n’a pas d’épargne, mais il a une carte de crédit. Il n’a pas de propriété, mais il a un abonnement premium. Son existence est un flux de paiements mensuels : logement, voiture, santé, divertissement, données. Chaque mois, tout recommence, comme une respiration artificielle. L’argent entre, l’argent sort. Rien ne s’accumule, rien ne demeure. Il n’est pas maître du flux, il en est la victime consentante.
Sa banque le connaît mieux que lui. Elle sait quand il dépense trop, quand il dort mal, quand il quitte la ville. Elle ajuste son score de confiance en silence. Son comportement est devenu une donnée. Sa vie une ligne de code. Il pense être libre parce qu’il peut choisir entre Visa et Mastercard, entre iPhone et Samsung, entre Netflix et Disney+. Il ne voit pas que la liberté qu’on lui vend est une illusion de surface. Derrière, tout est déjà verrouillé. Il n’y a plus de choix, seulement des versions.
Son travail n’a pas plus de sens que son argent. Il clique, copie, transfère, présente, commente, vérifie. Il ne produit rien, il valide des processus. Ses journées sont un théâtre administratif. Il travaille dans une tour climatisée où la lumière reste la même, qu’il soit 9h ou 18h. Il ne voit plus le soleil, seulement des écrans. Sa paie tombe le 1er du mois, automatiquement. Il n’en touche pas la moindre pièce. Son salaire transite, se répartit, s’évapore. Son compte est une autoroute à péage constant. Tout ce qu’il gagne finit quelque part ailleurs avant même qu’il ait compris où.
Et quand il reçoit un prêt, il sourit. Il croit que la banque lui fait confiance. Il ne comprend pas qu’elle l’enchaîne. Chaque dette est une laisse invisible, un fil qui le relie à la matrice. Il se dit propriétaire, mais il habite dans une hypothèque. Il se dit motorisé, mais il roule dans un crédit. Il se dit indépendant, mais il doit travailler jusqu’à 67 ans pour rembourser le temps qu’on lui a volé. Le dernier homme fiat ne vit pas, il finance sa survie.
Dans sa poche, il garde une carte noire, lourde et élégante. Il la montre parfois avec fierté, comme un trophée. C’est le symbole de sa réussite, croit-il. Le contact sans contact. Le geste magique qui remplace la volonté. Chaque paiement est un acte de foi dans le système. Il ne sait pas que son argent n’existe pas, qu’il n’est qu’une promesse d’État garantie par une dette qu’il ne remboursera jamais. Mais il ne veut pas savoir. La vérité dérange le confort, et le confort est tout ce qu’il lui reste.
Il croit encore à la croissance. Il regarde le PIB comme un baromètre moral. Si le chiffre monte, il se sent rassuré. Si le chiffre baisse, il a peur. Il ne se demande jamais à quoi correspond cette croissance, ni à qui elle profite. Il ne veut pas savoir que la valeur qu’on crée est une illusion gonflée à crédit. Que la richesse qu’il célèbre est extraite de la pauvreté des autres. Que son confort repose sur une montagne de dettes publiques et privées, sur l’exploitation du temps futur. Son monde est un château de cartes où chaque étage repose sur le mensonge précédent.
Son gouvernement le traite comme un enfant. On le surveille, on le protège, on le guide. On lui dit quoi penser, quoi craindre, quoi aimer. Il accepte. Il s’en remet. Il échange sa liberté contre la sécurité, sans jamais relire le contrat. Le dernier homme fiat ne veut pas être libre. La liberté exige de choisir, de comprendre, de risquer. Lui préfère la tranquillité des interdictions. Il croit que la loi le protège, sans voir qu’elle l’enferme. Il confond paix et docilité.
Il ne déteste pas la tyrannie, il la délègue. Il veut des règles, des QR codes, des pass, des certificats. Il veut être contrôlé, mais poliment. Il ne supporte pas l’incertitude. Il ne sait plus quoi faire d’un monde sans interface. S’il perd son téléphone, il panique. S’il perd sa connexion, il perd son identité. Il ne peut plus rien acheter, ni se déplacer, ni même s’informer. Il n’existe plus sans le réseau. Il est devenu une extension de la machine qu’il croit posséder.
Son sourire est sincère. Sa servitude aussi. Il ne sent plus la chaîne, elle est numérique. Son bonheur tient dans des notifications : une commande livrée, une story likée, un paiement validé. Sa dopamine est automatisée. Il ne lit plus, il scrolle. Il ne parle plus, il commente. Il ne pense plus, il réagit. Chaque émotion est prédéfinie par un algorithme de rentabilité. Il ne s’appartient plus, mais il se croit libre, et c’est tout ce qu’on attend de lui.
La monnaie qu’il utilise est programmée. On la lui verse sous condition, on la lui retire sur détection. Si son comportement est jugé déviant, son accès est suspendu. Il appelle cela la modernité. Il ne voit pas que la monnaie fiat est devenue un outil de dressage collectif. Chaque paiement, chaque transaction, chaque dépense nourrit le profil de l’esclave parfait. Celui qui ne se révolte jamais parce qu’il a peur de perdre ses points. Le dernier homme fiat n’a plus besoin de maître : il se surveille lui-même.
Le soir, il rentre chez lui, éteint la lumière, regarde une série sur un écran qu’il a loué à crédit. Il rit sur commande, pleure sur commande. Son émotion est un produit. Son temps est une marchandise. Il n’a plus d’intériorité, seulement des flux. Et parfois, entre deux épisodes, un vide le traverse. Un vertige. Il ne sait pas pourquoi. Il se sent creux, comme si quelque chose lui échappait. Alors il commande quelque chose. Une nouvelle paire de chaussures, un repas, un gadget. Le vide se calme pour quelques heures. Puis il revient.
Il rêve parfois d’un autre monde, sans savoir lequel. Il sent confusément que tout est faux : les prix, les promesses, les salaires, les mots. Mais il ne sait pas par quoi commencer pour s’en échapper. Il n’a jamais connu la rareté. Il n’a jamais touché une vérité brute. Son existence entière repose sur des valeurs décrétées, des symboles émis par des institutions qu’il ne comprend pas. Et quand il entend le mot “Bitcoin”, il rit. Il répète ce qu’on lui a appris : “C’est dangereux, c’est spéculatif, c’est pour les extrémistes.” Il ne sait pas qu’il parle de sa seule porte de sortie.
Pendant ce temps, ailleurs, un homme veille dans le noir. Il n’a pas de dette. Il n’a pas de compte bancaire. Il n’attend rien du système. Sur son bureau, une petite machine ronronne. Elle calcule, silencieuse, les preuves d’un monde parallèle. Son écran n’affiche pas le prix du Bitcoin, mais le hashrate. Il n’a pas besoin de permission pour exister. Il mine, il vérifie, il signe. Il vit en marge du flux. Il ne regarde pas les journaux, il regarde les blocs.
Le Bitcoiner n’a pas fui le système, il l’a dépassé. Il ne veut pas le détruire, il le rend obsolète. Il n’a pas besoin de convaincre, seulement d’attendre. Chaque bloc ajouté est une fissure de plus dans l’illusion. Il n’a pas de plan de retraite, il a des clés. Il ne cherche pas le rendement, il cherche la vérité. Sa richesse n’est pas sur un compte, elle est dans le réseau. Elle n’a pas de tiers de confiance, pas de conditions, pas de compromis. Il est seul, oui, mais libre. Et dans un monde où tout est sous contrôle, la solitude est le dernier luxe.
Son mode de vie paraît ascétique, mais il est souverain. Il choisit quand il éteint ses machines. Il choisit quand il dépense, quand il envoie, quand il garde. Sa richesse ne peut pas être imprimée par décret. Elle n’obéit à personne. Il a compris ce que les autres refusent de voir : la monnaie fiat n’est pas un outil, c’est une laisse. Et tant que l’homme la portera, il ne sera jamais libre.
Le Bitcoiner vit avec peu, mais il dort tranquille. Il sait que ses satoshis ne sont pas la promesse d’un autre, mais le fruit de son propre effort. Il ne confie pas son argent à un banquier, il le confie au code. Il ne croit pas aux discours, il croit aux mathématiques. Et dans cette rigueur, il retrouve la foi. Une foi sans dogme, sans État, sans hiérarchie. La foi dans la vérité mesurable, vérifiable, immuable. Ce que les religions ont promis, Bitcoin l’a codé.
Le dernier homme fiat est prisonnier d’un système qui ne produit plus rien d’autre que sa propre survie. Le Bitcoiner, lui, est déjà ailleurs. Il vit dans une économie parallèle, décentralisée, inviolable. Il sait que le monde fiat s’effondrera, non pas dans un grand fracas, mais dans un silence administratif. Un jour, les comptes seront gelés, les retraits limités, les taux ajustés. Les citoyens accepteront encore, jusqu’à ce que l’écran s’éteigne. Et alors, il sera trop tard.
Ce jour-là, le dernier homme fiat se réveillera dans le noir. Son téléphone ne répondra plus. Sa carte ne passera plus. Sa liberté s’éteindra avec le réseau qu’il croyait éternel. Il cherchera un refuge, un sens, une valeur. Mais il n’en trouvera pas. Parce qu’il aura passé sa vie à louer le monde au lieu de le posséder. Parce qu’il aura confondu sécurité et servitude. Et pendant qu’il cherchera désespérément une issue, quelque part, dans le silence, le Bitcoiner continuera de miner.
Le bruit de sa machine sera le battement du cœur du monde réel. Un monde où la valeur se prouve, où la liberté se chiffre, où la confiance ne se délègue pas. Le dernier homme fiat mourra sans comprendre ce qu’il a perdu. Le Bitcoiner, lui, aura déjà reconstruit. Bloc après bloc. Vérité après vérité.
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