BITCOIN EST-IL COMPATIBLE AVEC UNE SOCIÉTÉ DE SURCONSOMMATION ?

BITCOIN EST-IL COMPATIBLE AVEC UNE SOCIÉTÉ DE SURCONSOMMATION ?

Il n’est pas rare d’entendre que Bitcoin serait l’avenir. Mais de quel avenir parle-t-on, au juste ? Une société construite autour du bitcoin ressemblerait-elle en quoi que ce soit à celle que nous connaissons aujourd’hui ? Ou bien ce protocole monétaire sans chef, sans frontière et sans inflation n’est-il qu’une anomalie historique, un vestige d’un autre paradigme, né par accident dans une époque qui le refuse encore sans l’admettre ? La question semble presque triviale lorsqu’on la pose brutalement : Bitcoin est-il compatible avec une société de surconsommation ? Le simple fait de poser cette interrogation révèle déjà un choc entre deux mondes. D’un côté, une économie dopée à la dette, alimentée par l'urgence de consommer toujours plus, portée par la vitesse, la nouveauté, l’obsolescence programmée et la promesse illusoire d’une croissance infinie sur une planète finie. De l’autre, une monnaie déflationniste, qui récompense la patience, qui valorise l’épargne, qui limite artificiellement sa propre quantité, et qui invite, presque silencieusement, à ralentir, à attendre, à réfléchir.

Nous vivons dans une société où la norme est devenue l’excès. Tout est conçu pour être désiré, acheté, utilisé puis jeté. La technologie ne cesse de se renouveler non pas pour améliorer véritablement la vie humaine, mais pour entretenir la rotation rapide du cycle marchand. Les objets ne sont plus faits pour durer. Ils sont pensés pour mourir, souvent prématurément, afin que le besoin renaisse immédiatement. Cette logique est au cœur du modèle économique contemporain, où la croissance est à la fois une religion et une prison. Pour maintenir l’illusion d’une prospérité continue, il faut que l’argent circule vite, très vite. L’endettement généralisé n’est pas un bug du système, mais son carburant. Les États s’endettent pour financer leurs promesses, les entreprises s’endettent pour acheter leur survie, les ménages s’endettent pour vivre au-dessus de leurs moyens, et tous ensemble participent à une grande fuite en avant dont nul ne sait vraiment où elle mène, sinon vers une limite que tout le monde redoute mais que personne n’ose nommer.

Dans cet univers, Bitcoin fait figure d’hérésie. Il n’offre ni inflation, ni facilité d’accès au crédit, ni planche à billets pour venir sauver les États ou relancer l’économie quand elle vacille. C’est une monnaie qui dit non à l’excès. Une monnaie qui se contente d’être rare, stable, prévisible. C’est presque un affront philosophique à la logique actuelle. Là où notre monde réclame de consommer vite, Bitcoin incite à économiser. Là où le système pousse à s’endetter pour posséder maintenant ce qu’on ne peut pas se permettre, Bitcoin enseigne la patience. Là où la publicité hurle « Achète maintenant, paye plus tard », Bitcoin répond calmement : « Épargne maintenant, achète quand tu peux ». Cette opposition est profonde, presque ontologique. Elle touche à notre manière d’envisager le temps, la valeur, l’avenir. Bitcoin réintroduit la notion de limite dans un monde qui les avait abolies.

Il faut bien comprendre ce que cela signifie, dans la pratique. Dans un monde régi par une monnaie déflationniste comme le bitcoin, la tentation est grande de différer ses achats. Si ce que je possède aujourd’hui vaudra plus demain, pourquoi le dépenser immédiatement ? Cette dynamique va à l’encontre de la logique consumériste actuelle, qui repose sur l’inverse : le pouvoir d’achat se dégrade avec le temps, les prix montent, mieux vaut acheter maintenant. L’urgence consumériste est une construction monétaire. En instaurant une monnaie dont la valeur ne cesse de s’éroder, on incite les individus à ne jamais garder leur argent. L’argent doit circuler, tourner, changer de main, et vite. Une monnaie déflationniste, en revanche, favorise l’accumulation, la planification, le choix mesuré. Elle fait du consommateur un acteur conscient, non un automate aux réflexes pavloviens. Elle inverse la temporalité de la décision.

Mais alors, comment concilier cela avec une économie qui, sans surconsommation, s’effondrerait ? Si les individus consomment moins, parce qu’ils préfèrent épargner leurs bitcoins, que deviennent les entreprises, les emplois, les flux économiques qui en dépendent ? La critique principale adressée à Bitcoin depuis les sphères keynésiennes tient dans cette crainte : une monnaie trop rigide, trop rare, trop "passive", engendrerait une récession permanente. La baisse générale des prix – ce que les économistes nomment la déflation – serait une catastrophe. Elle freinerait l’investissement, tuerait la croissance, gèlerait l’économie. Mais cette peur est-elle fondée ? Ou bien repose-t-elle sur une conception biaisée, conditionnée par un siècle de monnaie inflationniste et de crédit facile ?

Il faut oser remettre en cause cette idée reçue selon laquelle une croissance perpétuelle serait un objectif en soi. L’idée que tout doive croître sans cesse – les profits, les chiffres d'affaires, les populations, les rendements – est une construction culturelle, pas une vérité naturelle. La planète, elle, ne croît pas. Les ressources sont finies. Les cycles biologiques sont lents. La sagesse, elle, n’est pas dans l’accélération, mais dans l’équilibre. Une société fondée sur Bitcoin, justement parce qu’elle ne permet pas l’illusion d’une expansion infinie, obligerait à penser autrement. À se concentrer sur la qualité plutôt que sur la quantité. À concevoir des objets durables, réparables, transmissibles. À valoriser l’artisanat, la sobriété, la patience. Ce serait un retour à une forme d’économie organique, locale, humaine, et non à l’obsession du toujours plus.

On imagine parfois que cela mènerait à une stagnation, voire à une régression. Mais c’est une erreur de perspective. La fin de la surconsommation n’est pas la fin de la créativité. Elle pourrait au contraire la libérer. Dans un monde où l’on n’est plus esclave du marketing, où les objets ne sont pas conçus pour mourir, où l’on peut accumuler de la valeur dans une monnaie qui ne trahit pas, la relation au travail, à la production, à la richesse changerait profondément. L’innovation existerait encore, mais elle ne serait plus dictée par les impératifs du trimestre fiscal. L’art retrouverait sa lenteur. L’ingénierie cesserait de créer des gadgets pour revenir à l’essentiel. La technologie ne serait plus un jouet, mais un outil. Tout ne serait pas forcément plus lent, mais tout serait plus intentionnel.

On voit déjà apparaître les germes de cette transition. Certains artisans acceptent les paiements en bitcoin. Des familles épargnent pour leurs enfants non plus en euros, mais en satoshis. Des entreprises conçoivent des objets pensés pour durer des décennies, voire des générations. Des communautés s’organisent autour de valeurs de souveraineté, d’autonomie, de transmission. Le minimalisme n’est plus une posture esthétique, mais une philosophie de vie. Et en filigrane, partout, l’empreinte de Bitcoin, comme une graine plantée dans une terre hostile mais fertile.

Mais cette transition ne sera pas douce. Elle implique un changement de mentalité radical. Elle heurte les intérêts des industries du prêt, du jetable, de la dette. Elle remet en question la souveraineté monétaire des États, la puissance des banques centrales, le pouvoir de ceux qui vivent de l’inflation monétaire. Bitcoin n’est pas neutre. Il est subversif. Il propose une autre manière de structurer la société. Et cette manière n’est pas compatible avec la logique actuelle de surconsommation. Pas plus qu’un feu de camp n’est compatible avec une station-service. L’un est auto-suffisant, l’autre dépend d’un approvisionnement constant. L’un demande de la patience, l’autre du crédit.

La société de surconsommation repose sur la promesse permanente d’un futur meilleur, acheté à crédit, repoussé toujours plus loin. Elle produit des individus frustrés, pressés, anxieux, accros à la nouveauté mais jamais satisfaits. Elle détruit les liens, les écosystèmes, le sens. Elle anesthésie les consciences sous des couches de dopamine artificielle. Bitcoin, à l’inverse, ne promet rien. Il ne garantit ni confort, ni sécurité, ni richesse. Il propose simplement un outil. Un langage mathématique incorruptible, prévisible, stable. À chacun d’en faire ce qu’il veut. Mais cet outil, par sa seule existence, révèle l’absurdité du système dominant. Il agit comme un miroir. Il montre que d’autres voies sont possibles.

Et c’est peut-être là son pouvoir le plus radical. Non pas de nous enrichir, mais de nous faire réfléchir. Non pas de changer le monde à notre place, mais de nous obliger à le voir tel qu’il est. Il n’y aura pas de révolution douce. Il n’y aura pas de transition sans douleur. Mais il est encore temps de choisir. De décider quel monde nous voulons construire. Un monde de dettes éternelles, de croissance artificielle, de plastique et de vide. Ou un monde de limites assumées, de valeurs tangibles, de patience et de responsabilité.

Bitcoin est une brique dans ce nouveau monde. Ce n’est pas une solution miracle. Ce n’est pas une utopie. C’est un outil de rupture. Et comme tous les outils puissants, il ne demande qu’une chose : qu’on apprenne à s’en servir. À bien s’en servir. Car de son adoption ou de son rejet dépend bien plus que le sort d’un actif financier. Il en va peut-être du sens même de notre civilisation. De sa capacité à se réinventer sans se trahir. À sortir de la spirale de la surconsommation pour renouer avec ce que nous avons perdu : le goût de la lenteur, le respect de la rareté, et la liberté d’un avenir non programmé.

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