LA TYRANNIE DU CONFORT OU COMMENT NOUS AVONS VENDU NOTRE VIE PRIVÉE

LA TYRANNIE DU CONFORT OU COMMENT NOUS AVONS VENDU NOTRE VIE PRIVÉE

Nous n’avons pas perdu la vie privée. Nous l’avons troquée, comptée, monnayée, puis échangée contre une livraison gratuite, un formulaire prérempli, une authentification “Se connecter avec…”, un nuage qui nous sourit et nous promet de ne plus jamais rien oublier pour nous. Ce n’est pas un braquage. C’est un contrat léché, un clic dans une fenêtre qui s’ouvre, avec le bouton le plus visible, celui qui dit “Accepter et continuer”. Nous avons signé sans lire parce qu’il fallait aller vite. La promesse était simple et irrésistible : moins d’effort, plus de facilité. Et au cœur de cette facilité, quelque chose s’est délité. Ce quelque chose, c’est la souveraineté sur nos traces, nos habitudes, nos transactions, notre mémoire. La tyrannie du confort, c’est ça : une douceur qui anesthésie, une ergonomie qui nous dépossède.

Ce n’est pas né d’hier. Le numérique a simplement industrialisé un réflexe humain : éviter la friction. L’économie des plateformes a pris ce réflexe, l’a optimisé, l’a transformé en modèle d’affaires. Tu veux entrer ? Très bien, montre-moi qui tu es, ce que tu aimes, ce que tu regardes, quand tu dors, ce que tu commandes, comment tu paies, à qui tu parles. En échange, je t’offre l’oubli de tous les mots de passe, des recommandations “pour toi”, la sensation d’être attendu. L’internet d’aujourd’hui est un grand hôtel qui t’appelle par ton prénom sans jamais te demander ta carte d’identité au comptoir, parce qu’il l’a déjà prise au moment où tu réservais, et il a gardé le numéro “pour ta sécurité”. La sécurité, c’est toujours l’argument qui ferme la discussion. On ne t’a pas forcé, on a mieux fait : on t’a facilité.

Le confort a un prix que personne n’affiche. Les pancartes ne disent pas “ici, nous revendons vos données”, elles disent “ici, nous personnalisons l’expérience”. Personnaliser, c’est un mot de velours pour dire profiler. Et profiler, c’est l’autre mot pour dire maîtriser : connaître tes déclencheurs, deviner tes faiblesses, calculer le moment exact où tu cliqueras. On appelle cela l’optimisation. C’est propre, scientifique, sans violence apparente. La seule trace de contrainte, c’est le petit pincement au cœur quand tu découvres que la pub te connaît mieux que toi. On s’y habitue. On s’habitue à tout, même à la cage, si la cage est bien aménagée.

L’argent a suivi le même chemin. Le cash disparaît, on nous dit que c’est pour notre bien. Les fraudeurs n’aiment pas la traçabilité, donc la traçabilité sauvera le monde. Argument imparable, emballage parfait. Et pendant que l’on acclame le paiement sans contact, quelque chose disparait : la possibilité d’échanger sans témoin. La possibilité de ne pas laisser de sillage. La possibilité triviale d’acheter le pain sans que quatre serveurs, deux processeurs de paiement, un agrégateur d’analyse et un assureur sachent à quelle boulangerie tu vas et à quelle fréquence tu changes de quartier. On te répond que tu dramatises, que tout cela se passe dans des conditions strictes, que la loi encadre. La loi encadre tant que la loi veut bien. Quand la loi change, les logs restent, et les habitudes se retournent contre toi.

La tyrannie du confort aime les réglages par défaut. Le “par défaut” est la plus puissante des politiques publiques et privées. Qui prend le temps d’aller décocher les cases ? Qui sait même où elles se trouvent dans les menus ? L’expérience utilisateur a été construite pour te guider vers l’option la plus douce, la plus rapide, celle qui t’évite la fatigue mentale. Elle t’évite aussi la liberté, parce que la liberté coûte : elle exige une attention quotidienne, une vigilance, des décisions que personne ne peut prendre à ta place. Nous avons abandonné ces décisions à des écrans qui nous promettent d’être gardiens et majordomes. Ils sont devenus intendants et geôliers, en douceur.

Bitcoin survient ici comme une insulte à l’époque. Il est tout sauf confortable, surtout au début. Il te parle de clés, de sauvegardes, d’adresses, de frais, de confirmations. Il te rappelle que si tu perds ta seed, tu perds ta valeur. Il n’a pas d’accueil chaleureux, pas de bouton “mot de passe oublié”, pas de service client qui t’appellera par ton prénom pour te dire que tout va s’arranger. Bitcoin casse la grammaire de la tyrannie du confort. Il te force à redevenir responsable. On lui reproche sa dureté alors que c’est exactement sa vertu. Il réinstalle la “difficulté utile” : celle qui protège ce que tu ne veux pas perdre.

“Mais j’ai rien à cacher.” C’est la phrase préférée de la soumission polie. Elle part rarement d’une mauvaise intention, elle vient d’une fatigue. On ne veut plus lutter contre la marée d’opt-in et de cookies, on veut regarder une série, on veut payer et s’en aller. On se dit qu’on n’est pas intéressant. C’est là que le piège se referme. Tu n’as peut-être rien à cacher selon toi, mais quelqu’un trouve toujours quelque chose à extraire : une corrélation, un usage, une segmentation. À l’échelle individuelle, la concession semble minuscule. À l’échelle d’une population, c’est un système de contrôle statistique. Pas besoin d’un policier derrière chaque porte : le tableau de bord suffit, les seuils déclenchent, les risques s’agrègent, les comportements se normalisent. Nous n’avons pas vendu des secrets. Nous avons vendu des degrés de liberté.

Bitcoin n’est pas un bouclier magique contre la surveillance. Ce n’est pas sa promesse. Son pari est plus profond : réintroduire la rareté, donc la responsabilité ; réintroduire la vérification, donc la vérité ; réintroduire la garde, donc la souveraineté. Il n’abolit pas la loi, il retire à l’arbitraire ce qu’il peut. Il ne te garantit pas l’invisibilité, il te garantit l’indépendance de l’émetteur : personne n’imprime ta valeur pendant que tu dors. Il ne t’exonère pas de la prudence opérationnelle, il t’en rend comptable. Ce n’est pas confortable. C’est sain.

La tyrannie du confort a pourtant un dernier tour : l’intégration. Elle aime prendre les idées qui la contrarient pour les reconditionner à sa manière. Elle compresse Bitcoin dans des applications custodiales, l’enrobe de KYC lourd, le transforme en ticket de bourse qu’on échange contre d’autres tickets. Elle reconstruit le bouton “mot de passe oublié” par-dessus la promesse initiale. Elle t’offre une version “lisse” de l’insoumission, une version sans frictions, mais aussi sans pouvoirs. Bitcoin redevient alors un logo dans un portefeuille multi-actifs, une ligne sur un relevé, une exposition synthétique. Le confort reprend la main. Le piège est subtil : on te dit que c’est plus simple, plus sûr, mieux assuré. C’est sans doute vrai pour un certain usage. Mais si tout le monde emprunte ce raccourci, la propriété redevient promesse, la monnaie redevient service, et la souveraineté retourne à l’émetteur de compte.

Ne te méprends pas : la facilité n’est pas l’ennemie. La facilité est l’outil naturel d’un monde qui veut avancer. L’ennemi, c’est la facilité sans propriété, la facilité qui annule ton droit à dire non, à te taire, à te retirer, à passer en dehors. La liberté a besoin d’issues de secours. Le confort n’en a pas besoin, il les condamne pour te garder à l’intérieur, là où il peut te servir mieux. Bitcoin rouvre une porte qui grinçait dans l’obscurité.

On nous parle de monnaies numériques de banques centrales comme d’une modernisation. La vérité nue : ce sont des comptes administrables, programmable money, avec toutes les bonnes intentions qui s’y accrochent. Contrer la fraude, rationaliser les aides, fluidifier le paiement d’impôts. On connaît le refrain. On connaît aussi la pente : ce qui peut être administré finira administré selon des critères mouvants. La tyrannie du confort adore les CBDC : une app officielle, une UX impeccable, des mises à jour silencieuses, un sentiment de sécurité nationale. Tu as sorti ta carte vitale, tu sortiras ton portefeuille de citoyen. Tu cliqueras “Accepter et continuer”. Tu as mieux à faire, tu ne veux pas lire les conditions. C’est humain. C’est précisément pour ça qu’il faut un antidote.

Satoshi et les cypherpunks ont posé ce diagnostic il y a des décennies : dans un monde numérique, la vie privée disparaît par défaut. Elle ne peut subsister que si elle est reconstruite par le code, défendue par le design, prise en charge par l’individu. La monnaie liquide jouait ce rôle par hasard : elle n’avait pas de mémoire. Le numérique a une mémoire parfaite. Si tu ne veux pas être suivi, il faut cesser d’émettre des traces que d’autres possèdent. La chose n’est ni romantique ni théorique : elle est opérationnelle. Elle demande des gestes concrets, des outils exigeants. Elle demande de la friction choisie.

Cette friction n’est pas un fétiche. Elle n’est pas là pour te punir de vouloir vivre au XXIe siècle. Elle est une hygiène. On ne commence pas par courir un marathon, on commence par marcher. Dans l’économie du confort, tout est conçu pour t’éviter de marcher toi-même. Tu montes sur un tapis qui avance. Tu confonds le mouvement et l’emportement. Bitcoin te fait descendre. Il te dit : pose un pas après l’autre. Apprends la sauvegarde. Apprends la séparation des risques. Apprends la différence entre un compte et une clé. Apprends à te tromper à faible enjeu pour ne pas te tromper quand ça compte. Ces verbes ne “scalent” pas bien, ils ne sont pas sexy, ils ne rentrent pas dans un pitch. Mais ils construisent une musculation que personne ne peut t’enlever.

La tyrannie du confort aime l’irréversibilité douce. Elle te guide dans des architectures où revenir en arrière est techniquement possible mais économiquement invivable. Quand tout est consolidé dans un cloud, quitter le cloud revient à déménager ta mémoire. Quand tout est lié à un identifiant souverain, “changer d’identité” est une opération administrative, pas un droit naturel. Quand tout est payé à crédit, repasser au comptant te fait passer pour archaïque. C’est un glissement culturel. Le confort a ses normes, ses polices, ses ironies. L’ascèse fait rire jusqu’au jour où elle fait envie.

Bitcoin ne promet pas l’anonymat absolu. Il impose un protocole absolu : règles publiques, rareté vérifiable, offre finie, neutralité de traitement. Sous ces contraintes, chacun peut inventer ses degrés de confidentialité, ses couches, ses rituels. Certains voudront un coffre froid et une adresse jamais exposée. D’autres préféreront la mobilité et les canaux. D’autres encore, un mix qui tient compte de la réalité : payer, encaisser, déclarer, vivre. Le confort voudra t’imposer une seule voie, la plus facile à administrer. La liberté supporte la pluralité la plus dure à maintenir. Maintenir, voilà le mot. La liberté est une maintenance. Elle se nettoie, se sauvegarde, se checkpoint, se surveille. Elle n’est pas un produit, c’est une pratique.

On dit souvent qu’une bonne technologie s’efface. C’est vrai pour beaucoup de choses. Pas pour la monnaie. Une monnaie qui s’efface complètement s’insinue partout et devient invisible : elle peut alors être modifiée sans que tu le saches. Elle circule en toi comme une habitude, et l’habitude est la dernière chaîne qui se brise. Une bonne monnaie libre doit résister à l’effacement total. Elle doit garder un relief, une résistance qui te rappelle qu’elle est là, que c’est à toi. Bitcoin fait cela. Il t’empêche d’oublier que tu détiens, pas que tu loues.

Il y aura toujours des gens pour te vendre Bitcoin comme un actif de confort : “ne t’embête pas, on s’occupe de tout”. Ils ne mentent pas : ils s’occupent effectivement de tout, y compris de ce que tu ne vois pas. Ils gèrent ton exposition mais aussi ton absence de pouvoir. C’est peut-être ce que tu veux, c’est peut-être ce que tu peux. Mais ne te trompe pas de vocabulaire : ce n’est pas la promesse cypherpunk. La promesse cypherpunk n’est pas une promesse de rendement, c’est une promesse d’outil. Elle te demande de mettre les mains dedans. Elle te responsabilise et ne s’excuse pas.

La tyrannie du confort, au fond, est une tyrannie qu’on demande. C’est la seule qui fonctionne au long cours. Il ne suffit pas d’avoir peur pour y résister. Il faut la remplacer par une exigence désirable. Le confort n’est pas l’ennemi du beau ; au contraire, un grand design peut rendre la souveraineté désirable. Il peut transformer la friction en rituel, la sauvegarde en cérémonie, la prudence en esthétique. Les meilleurs outils Bitcoin vont dans ce sens : ils te donnent la beauté avec la propriété, pas contre elle. Ils ne cachent pas la difficulté ; ils l’habillent pour qu’elle ne te repousse pas. Cette esthétique n’est pas cosmétique. C’est une politique.

Nous avons vendu notre vie privée parce que nous ne savions plus quoi en faire. On nous a appris que la transparence était une vertu civique et que le secret était louche. On nous a expliqué que l’État de droit suffisait et que l’ingénierie sociale était une manie paranoïaque. On a applaudi les boutons bleus parce qu’ils nous faisaient gagner du temps. Nous pouvons continuer ainsi encore longtemps, probablement des années, avec des mises à jour régulières qui amélioreront l’expérience pendant que l’espace de manœuvre se rétrécit. Ou nous pouvons pratiquer une désertion courtoise : reprendre quelques bastions, pas tous, pas tout de suite, mais ceux qui comptent. La monnaie en fait partie. La monnaie décide si ton travail d’aujourd’hui peut être confisqué demain. La monnaie décide si tes échanges doivent être autorisés. La monnaie décide si ton “oui” vaut encore quelque chose quand on t’ordonne de dire “oui”.

On ne renverse pas une tyrannie en un clic. On ramène de la friction dans un monde qui la hait. On réapprend à garder des secrets qui ne blessent personne : des secrets qui te protègent. On accepte des coûts qu’on avait oubliés : du temps, de l’attention, un peu de complexité. On se regroupe autour d’outils qui ne dépendent pas d’un guichet. On devient les mains qui vérifient quand on nous disait de faire confiance. On devient des citoyens techniques dans un monde qui préfère des utilisateurs passifs. Cela n’a rien de romantique. C’est simplement le prix de ne plus être vendus à la découpe.

Nous n’avons pas à choisir entre le confort et la liberté pour tout, tout le temps. Nous avons à choisir les domaines où la liberté a plus de valeur que la fluidité. Pour certains, ce sera la communication, pour d’autres la santé, pour d’autres la monnaie. Bitcoin est l’outil qui met la monnaie dans le camp de la liberté. Pas de promesse de paradis, pas de raccourci, pas d’assistance 24/7 qui te décharge de toi-même. Juste une règle dure, un jeu juste, et la possibilité de sortir des rails quand les rails mènent au mur.

La tyrannie du confort se présentera demain avec un sourire encore plus large. Elle te dira que tout ira mieux si nous sommes tous dans la même application nationale, avec un portefeuille officiel, une identité certifiée, un score de fiabilité. Elle dira que c’est moderne, écologique, rationnel. Elle montrera des graphiques, des économistes sur des plateaux, des publicités qui te ressemblent. Et puis un matin, une petite ligne de code décidera qu’un certain type d’achat est “désactivé temporairement”, qu’un certain don est “non conforme”, qu’un déplacement est “injustifié”. Tu chercheras la case à décocher. Il n’y en aura pas. La tyrannie du confort ne se combat pas le jour où elle t’enferme. Elle se combat le jour où elle te tend la main.

Bitcoin t’apprend à garder les tiennes libres.

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