 
            POURQUOI NOUS NE DEVONS PLUS “CONFIER”
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Imaginez. Vous avez le billet gagnant du loto. Pas un petit gain, pas une somme qu’on dilapide en un week-end, mais le jackpot absolu, celui qui vous propulse dans une autre vie. 250 millions d’euros. Dans vos mains, un rectangle de papier qui concentre l’avenir de vos enfants, la promesse de tout ce que vous avez toujours voulu. Et puis, l’accident. Une opération, un coma temporaire, une urgence qui vous oblige à remettre ce billet à quelqu’un d’autre. Votre meilleur ami, votre frère, votre conjoint, peu importe. À cet instant précis, vous comprenez ce qu’est la confiance : remettre entre les mains d’un tiers ce que vous avez de plus précieux, en espérant qu’il ne vous trahira pas.
Le problème, c’est que toute notre société fonctionne ainsi. Chaque jour, nous confions nos billets de loto, nos salaires, nos économies, nos transactions, nos données à des tiers de confiance. Les banques, les assureurs, les États, les plateformes. Nous le faisons presque mécaniquement, parce que c’est l’ordre des choses, parce qu’on nous a appris que c’était la seule façon de garantir la sécurité. Et chaque jour, nous oublions que ce geste n’est pas neutre : il contient le risque de la trahison, le risque du détournement, le risque de l’abus.
La confiance est une illusion pratique. On nous la vend comme un ciment social, mais elle n’est que le masque d’un déséquilibre. Dans le monde de la monnaie fiat, nous n’avons pas d’autre choix que de confier. Nos dépôts bancaires ne sont pas vraiment à nous, ils sont une promesse de restitution tant que la banque le veut bien, tant que l’État ne décide pas autrement, tant qu’une crise ne déclenche pas un contrôle des capitaux. Notre argent est un billet de loto qu’on a remis à un tiers en espérant qu’il nous le rendra le moment venu. Parfois il le rend. Parfois il ne le peut pas. Parfois il ne le veut pas.
L’histoire est saturée de ces moments où la confiance a basculé. Les années 30 et les bank runs, quand des foules paniquées se ruaient aux guichets pour retirer ce qui, en théorie, leur appartenait déjà. Chypre en 2013, où les dépôts bancaires ont été gelés et amputés par décision politique. L’Argentine, le Venezuela, le Liban : autant d’exemples où la promesse de restitution s’est évaporée du jour au lendemain. Et chaque fois, les institutions ont invoqué la nécessité, l’urgence, le bien commun. Le tiers de confiance a choisi pour vous, au nom de la stabilité. Vous n’aviez rien à dire, seulement à subir.
Bitcoin est né de ce constat : tant que nous confions, nous ne possédons pas. Tant que nous remettons nos clés, nos avoirs, nos droits à un tiers, nous restons dépendants de sa bonne foi. Et la bonne foi est une ressource rare, fragile, périssable. Satoshi Nakamoto a compris que la seule manière de résoudre le problème n’était pas de trouver de meilleurs tiers, mais d’éliminer le tiers. Construire un système où la confiance n’est plus nécessaire, où la règle est inscrite dans le protocole, où la vérification remplace la croyance.
C’est une révolution silencieuse. On parle souvent de Bitcoin comme d’un actif spéculatif, d’un or numérique, mais sa promesse la plus radicale est ailleurs : la possibilité de détenir sans confier. “Not your keys, not your coins.” Cette formule est devenue un mantra, une règle d’hygiène, un rappel brutal : si tes bitcoins sont sur une plateforme, ils ne sont pas à toi. Tu les as confiés, comme ton billet de loto confié à un ami. Peut-être qu’il te les rendra, peut-être qu’il disparaîtra avec. Peut-être qu’un juge décidera que tu n’y as plus droit. Peut-être qu’un bug, une faillite, un piratage les engloutira. La promesse n’est pas la possession.
Le tiers de trop, ce n’est pas seulement la banque. C’est l’ensemble des structures qui se sont interposées entre l’individu et la valeur. Chaque carte bancaire, chaque virement, chaque prélèvement automatique est une délégation. Chaque fois, nous confions. Même nos salaires ne sont pas versés directement, ils transitent par des canaux, des comptes, des mécanismes dont nous ne contrôlons rien. Si demain une autorité décide que vous êtes “non conforme”, elle peut bloquer. Non pas en vous attaquant directement, mais en fermant les tiers auxquels vous avez confié vos clés.
On pourrait croire que ce risque est abstrait, qu’il ne concerne que les dictatures ou les pays en crise. Mais les signaux s’accumulent. Des comptes gelés pour des motifs politiques, des dons bloqués parce qu’ils ne plaisent pas, des transactions refusées parce qu’elles ne rentrent pas dans les cases. Le tiers de confiance devient peu à peu le tiers de contrôle. La confiance initiale se retourne en surveillance. La promesse se change en condition.
Bitcoin supprime ce tiers. Radicalement. La clé privée est la ligne de fracture. Si vous la possédez, vous êtes souverain. Si vous ne la possédez pas, vous êtes locataire. C’est aussi simple que ça. Et cette simplicité est d’une violence incroyable pour l’ordre établi. Elle retire à l’État et aux banques le monopole de la garde. Elle rend possible, à l’échelle individuelle, ce qui paraissait réservé aux puissants : posséder sans demander la permission, transférer sans dépendre d’un tiers, stocker sans intermédiaire.
Mais cette liberté a un prix : la responsabilité. Détenir ses clés, c’est accepter de ne pas pouvoir appeler un support client en cas de perte. C’est accepter que l’erreur individuelle puisse coûter cher. Beaucoup reculent devant ce risque. Ils préfèrent confier, parce que confier est plus confortable. Mais ce confort est un piège : il reconstitue exactement la dépendance que Bitcoin voulait abolir. Le tiers de confiance revient par la porte arrière, sous la forme d’exchanges centralisés, de solutions custodiales, de cartes “Bitcoin” qui ne sont en réalité que des IOU. Et à chaque fois, l’histoire se répète : hacks, faillites, détournements. FTX, Celsius, BlockFi, Mt.Gox. Les noms changent, le scénario reste. Le tiers de trop finit toujours par trahir.
Pourquoi alors continuons-nous à confier ? Parce que nous avons été éduqués à le faire. Toute notre culture monétaire repose sur l’idée qu’il faut un intermédiaire. Nos salaires passent par la banque, nos paiements par Visa, nos contrats par un notaire, nos titres de propriété par un registre officiel. Nous avons appris à croire que sans ces tiers, il n’y a pas de garantie. Bitcoin brise ce conditionnement. Il ne supprime pas la garantie, il la déplace. La garantie n’est plus la bonne foi d’un tiers, elle est la transparence du protocole.
Le tiers de trop, c’est aussi celui qui nous infantilise. Celui qui nous dit : “Ne vous inquiétez pas, on s’occupe de tout.” Mais ce “tout” inclut votre autonomie, vos choix, vos marges de manœuvre. Confier, c’est renoncer. Bitcoin ne veut pas de votre renoncement. Il veut votre maturité. C’est pour cela qu’il est rude. C’est pour cela qu’il exige d’apprendre, de se tromper, de recommencer. Il n’offre pas la béquille de la délégation. Il offre la puissance brute de la propriété.
L’histoire retiendra peut-être que Bitcoin n’était pas seulement une monnaie, mais une leçon philosophique : il nous a appris que la confiance est un luxe qu’on ne peut plus se permettre. Que chaque fois que nous confions, nous cédons plus que des biens : nous cédons notre liberté. Et qu’un système sans tiers n’est pas une utopie, mais une réalité qui tourne, bloc après bloc. Le tiers de trop n’a jamais été nécessaire. Il était seulement pratique. Et comme toute pratique trop commode, il a fini par devenir une servitude. L’avenir n’appartiendra pas à ceux qui confient, mais à ceux qui vérifient. À ceux qui tiennent leurs propres clés. À ceux qui refusent le billet confié, et qui choisissent de le garder dans leur main, coûte que coûte.
Bitcoin n’a pas aboli la confiance. Il l’a redistribuée. Non plus verticale, imposée d’en haut, mais horizontale, partagée entre pairs. Et dans ce monde-là, le tiers est enfin de trop.
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