
BITCOIN, L’INTERNET DE L’ARGENT : ANALOGIE OU RÉALITÉ ?
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Il est devenu commun, dans les milieux technophiles et bitcoiniens, de parler de Bitcoin comme on parlait autrefois de l’émergence du protocole Internet. Comme un réseau fondamental, neutre, impersonnel, mais chargé de potentiel. On l’appelle parfois « l’Internet de l’argent », comme on parlait du Web comme « l’Internet de l’information ». Mais cette formule, souvent répétée, est-elle une analogie pédagogique ou une réalité profonde ? Est-ce que Bitcoin joue le même rôle pour la valeur que TCP/IP pour les données, ou SMTP pour les emails ? Est-ce qu’on peut réellement bâtir sur Bitcoin comme on a bâti le Web ? Et surtout, cela signifie-t-il que Bitcoin dépasse le statut de « simple monnaie » pour devenir une infrastructure fondamentale de l’ère numérique ?
Revenons en arrière, au moment où l’Internet n’était encore qu’un assemblage de machines reliées par téléphone. Au début des années 80, les chercheurs du monde entier cherchaient un moyen de faire dialoguer les ordinateurs entre eux. TCP/IP, ce couple de protocoles, fut l’étincelle. Un langage commun, standardisé, libre d’accès, qui permettait de relier des machines sans autorité centrale, sans hiérarchie prédéfinie. Le génie n’était pas dans la complexité, mais dans l’universalité : une grammaire minimale, mais suffisante pour transmettre n’importe quel paquet d’information. Et avec ça, le monde a changé. HTTP est venu ensuite, puis HTML, et le Web a commencé à se tisser au-dessus du sol brut du réseau. L’e-mail, les forums, les blogs, les réseaux sociaux, les vidéos… tout a jailli de cette fondation : un protocole ouvert, interopérable, décentralisé.
Bitcoin, dans son essence, fait la même chose. Il définit un langage, une grammaire minimale pour échanger non pas de l’information, mais de la valeur. Ce que TCP/IP a fait pour les octets, Bitcoin le fait pour les satoshis. Et la comparaison ne tient pas seulement dans la structure logique ou la technologie sous-jacente, elle tient dans la rupture culturelle qu’elle représente. Car avant Bitcoin, il n’y avait pas de moyen natif, sur Internet, de transférer de la valeur sans passer par un tiers. On pouvait envoyer un message, un fichier, un morceau de code, mais pas un paiement sans faire appel à une entité extérieure : banque, carte de crédit, PayPal, Stripe. Tous ces services ne sont pas des protocoles, ce sont des plateformes. Et les plateformes obéissent à des règles politiques, commerciales, légales. Elles peuvent censurer, fermer, tracer, interdire. Elles ne sont pas neutres.
Bitcoin est venu combler ce vide. Il n’a pas simplement inventé une monnaie numérique. Il a défini une nouvelle couche du réseau. Un protocole monétaire, libre, universel, incorruptible. À ce titre, c’est bel et bien un protocole au sens strict. On peut s’y connecter. On peut le lire, l’écrire, le transmettre. Il n’a pas besoin de permission. Il fonctionne, quoi qu’il arrive, tant qu’au moins deux nœuds le parlent encore.
Et pourtant, nombreux sont ceux qui continuent de réduire Bitcoin à une « monnaie spéculative ». Comme si l’or n’était qu’un pari. Comme si TCP/IP n’était qu’un gadget pour geeks. On entend parfois : « Oui, Bitcoin, c’est bien, mais ça ne remplace pas l’euro au quotidien. » Ou : « Peut-on vraiment l’utiliser pour acheter son pain ? » Ces questions sont hors sujet. Bitcoin n’est pas une application. C’est une couche. Ce n’est pas une startup. C’est une infrastructure. Ce n’est pas une solution pour consommer plus vite. C’est une solution pour transmettre de la valeur sans compromis.
Ceux qui ont vu naître l’Internet savent que les vraies révolutions sont souvent invisibles au départ. Quand le Web a émergé, peu de gens ont compris qu’il allait absorber la presse, la musique, la télévision, le commerce, la diplomatie. Quand les protocoles d’échange sont apparus, ils semblaient inutiles, anecdotiques. Mais une fois les couches en place, les usages ont fleuri. De même, aujourd’hui, Bitcoin paraît lent, coûteux, ou marginal. Mais il est là, comme une graine. Et cette graine porte en elle un changement profond : celui d’un monde sans banque centrale, sans frontière, sans confiance obligatoire dans un tiers. Le monde d’un Internet qui parle aussi la langue de la monnaie.
Le protocole Bitcoin repose sur quelques règles simples, mais inviolables : une émission limitée à 21 millions d’unités, une signature cryptographique, un registre distribué, une preuve de travail. Ces règles ne sont pas négociables. Elles ne peuvent pas être tordues par décret. Elles ne peuvent pas être censurées sans casser tout le système. C’est cette invariance qui en fait un protocole. Et c’est cette robustesse qui permet de le comparer aux protocoles du Net. SMTP ne fait pas de politique. HTTP ne choisit pas les sites qu’il transporte. Bitcoin ne choisit pas les transactions qu’il valide. Il est neutre par essence. Et dans ce monde de plus en plus polarisé, contrôlé, observé, une telle neutralité est révolutionnaire.
Certains objectent que Bitcoin est trop lent pour être utile. Que ses dix minutes par bloc ne permettent pas une économie rapide. Mais encore une fois, c’est confondre couche de base et application. Le protocole Bitcoin, comme TCP/IP, n’a pas vocation à être agréable pour l’utilisateur final. Il est là pour assurer la cohérence, la sécurité, la vérifiabilité. Ce sont les couches supérieures qui feront le reste. De la même façon qu’on ne consulte jamais directement un serveur TCP/IP, mais un site Web ou une app, on n’interagira sans doute pas toujours avec le layer 1 de Bitcoin. Des réseaux comme Lightning, Fedimint, Cashu, viennent déjà greffer des couches fonctionnelles, agiles, rapides au-dessus de cette base. L’universalité viendra ensuite, comme toujours.
Alors oui, l’analogie avec l’Internet n’est pas qu’une métaphore. Elle est fondée. Bitcoin n’est pas une entreprise, ni une devise nationale, ni une simple réserve de valeur. Il est une grammaire universelle pour échanger la chose la plus fondamentale : la confiance. Et comme l’Internet a désintermédié la parole, Bitcoin désintermédie la dette. Là où la parole passait par les journalistes, les maisons d’édition, les chaînes de télé, aujourd’hui elle passe par des protocoles. Là où la monnaie passait par les banques, les états, les systèmes de crédit, Bitcoin ouvre une porte vers une nouvelle forme d’échange : pure, brutale, sans filtre. Une transaction Bitcoin, c’est une ligne brute sur le réseau, une déclaration souveraine. Pas besoin d’autorisation. Pas besoin d’explication. C’est là. Et c’est irréversible.
Cela peut déranger. Cela doit déranger. Car Bitcoin, comme l’Internet, n’est pas neutre politiquement. Il incarne une vision du monde. Celle d’une valeur qui se transmet sans permission. Celle d’un individu qui choisit ses règles. Celle d’une société fondée sur le code plutôt que sur les institutions. C’est une rupture aussi importante que l’invention de l’imprimerie, ou l’apparition des langages mathématiques. Un langage nouveau naît. Un langage dont la syntaxe est faite de blocs, de hashs, de signatures. Un langage que l’on peut apprendre, mais que l’on ne peut pas trafiquer.
Les États peuvent s’y opposer. Les banques peuvent le railler. Les experts peuvent le ridiculiser. Mais l’histoire des protocoles est implacable. Une fois qu’ils fonctionnent, une fois qu’ils sont adoptés, ils deviennent impossibles à arrêter. On n’a pas interdit SMTP pour protéger la poste. On n’a pas interdit HTTP pour protéger la télévision. On ne pourra pas interdire Bitcoin pour protéger le dollar. Trop tard. Le code est parti. Les nœuds se sont éparpillés. Les blocs continuent de tomber, inlassablement, comme des battements de cœur numériques. 10 minutes. 10 minutes. 10 minutes. Encore. Et encore. Et encore.
C’est ça, un protocole. C’est ça, Bitcoin. Une base invisible, mais inarrêtable. Une structure primitive sur laquelle se construira peut-être un jour un Internet de la valeur. Un réseau où l’on pourra envoyer non seulement des mots, des images ou des vidéos, mais aussi du temps, de l’effort, de la confiance encapsulée dans des satoshis. Pas une application, pas une monnaie gadget, mais une colonne vertébrale. Un squelette pour une économie libre.
Alors, au fond, est-ce une analogie ou une réalité ? C’est les deux. C’est une analogie qui devient vraie à mesure qu’on la comprend. Comme on comprend que HTTP a permis le Web, que SMTP a permis l’e-mail, Bitcoin permet la liberté. Pas en théorie. Pas dans les livres. Mais dans le code. Dans le réseau. Dans la réalité brute. Et cette réalité, on peut la nier, l’ignorer, s’en moquer. Mais elle est là. Et elle pousse, chaque jour, chaque bloc, un peu plus loin dans le futur.
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